Google+ Article deux: Austérité? Relance?

vendredi 7 juin 2013

Austérité? Relance?

Où l'on apprend que nos dirigeants appuient leurs orientations économiques sur des travaux complètement faux mais que cela profite pourtant étrangement à certains membres du corps social. Encore une fois, nous avons le choix pour juger nos dirigeants entre la malveillance et l'incompétence. 


Extraits d’un article de Paul Krugman tiré de The New York Review of Books, New York. Paul Krugman est prix Nobel d'Economie 2008.



(De plus amples extraits sont à lire dans le Courrier International du 30 mai 2013)




En temps normal, la découverte d’une erreur arithmétique dans un article économique aurait été un non-événement. En avril dernier, cela a non seulement mis en émoi la communauté des économistes, mais cela a aussi fait les gros titres de la presse. A posteriori, on pourrait même affirmer que cette erreur a modifié l’orientation des politiques économiques.



Pourquoi ? Parce que l’article en question, “Growth in a Time of Debt” [La croissance en période de dette], signé par les économistes de Harvard Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, était devenu une véritable référence dans le débat sur la politique économique. Dès sa publication [en mai 2010], les “austériens” – partisans de l’austérité budgétaire et de coupes immédiates et sévères dans les dépenses publiques – se sont appuyés sur ses conclusions pour étayer leur position et attaquer leurs adversaires. Ceux qui affirmaient, comme l’avait soutenu autrefois John Maynard Keynes, que “le bon moment pour l’austérité, c’est le boom, pas la crise” – et qu’il fallait attendre que l’économie soit plus solide avant de procéder à des coupes – se sont vu rétorquer que Reinhart et Rogoff avaient prouvé qu’il serait désastreux d’attendre, car les économies sombrent dans le précipice dès que la dette publique dépasse 90 % du PIB.



Aucun article dans l’histoire de l’économie n’a probablement eu une telle influence immédiate sur le débat public. Le critère des 90 % a été brandi comme un argument décisif en faveur de l’austérité par des personnalités allant de Paul Ryan, l’ex-candidat à la vice-présidence qui préside la commission du Budget de la Chambre des représentants, à Olli Rehn, le responsable des Affaires économiques et monétaires de la Commission européenne, en passant par le comité éditorial du Washington Post. Aussi, la révélation que ces fameux 90 % résultaient d’erreurs de programmation, d’omissions de données et d’étranges techniques statistiques a brusquement fait passer un nombre remarquable de gens importants pour des imbéciles.


Mais au fond le vrai mystère, c’est la raison pour laquelle Reinhart et Rogoff ont pu un seul instant être pris si au sérieux. La réponse est à chercher tant du côté de la politique que de la psychologie : l’austérité était et est toujours une solution à laquelle veulent croire de nombreux personnages puissants, ce qui les conduit à se jeter sur tout ce qui semble la justifier. Je reviendrai dans la suite de cet article sur cette volonté de croire en la rigueur. Mais d’abord il est utile de relater l’histoire récente de l’austérité en tant que doctrine et expérimentation politique.



[ici se place dans l’article l’histoire de la crise récente. Krugman rappelle que les Etats ont d’abord mené des politiques monétaires et budgétaires expansionnistes pour ne pas commettre les mêmes erreurs qu’en 1929. Il rappelle que certains économistes dont ils faisaient partie trouvaient pourtant ces mesures trop modestes car la situation leur apparaissait plus grave que les décideurs le pensaient. Il rappelle aussi ensuite que les décideurs ont décidé de faire volte-face et de pratiquer dès lors des politiques d’austérité à partir de l’année 2010 au mépris de tout ce qu’enseigne les manuels de base de première année d’économie. Il avance trois raisons pour expliquer ce volte-face. D’abord, le fait que beaucoup de dirigeants économiques n’ont jamais cru au principe de la relance et que par pure idéologie se sont fait entendre lorsque le plus gros de la crise semblait être passé. Ensuite, la crise grecque qui a été un don du ciel pour les anti-keynésiens car elle prouvait avec force les méfaits de la prodigalité budgétaire. Enfin, l’impact de publications d’économistes qui démontraient mathématiquement ce qu’illustrait le cas de la Grèce : les travaux de Reinhart et Rogoff et ceux de Alesina et Ardagna. Ces travaux ont été repris par tous les décideurs économiques pour désormais pratiquer des politiques d’austérité. Le maître mot était de restaurer la confiance en réduisant les déficits avant tout.]



Et c’est ainsi que dès l’été 2010 une solide orthodoxie de l’austérité s’est imposée chez les décideurs européens et a acquis une certaine influence de ce côté-ci de l’Atlantique. Examinons maintenant comment les choses ont tourné au cours des trois années qui se sont écoulées depuis.



Il est malaisé d’identifier de façon précise les effets d’une politique économique. Les gouvernements en changent généralement avec réticence, et il est difficile de distinguer les effets des demi mesures qu’ils adoptent de tout ce qui se passe par ailleurs dans le monde. Le plan de relance d’Obama, par exemple, a été à la fois temporaire et plutôt modeste si on le rapporte à la taille de l’économie américaine : il ne représentait guère plus de 2 % du PIB et a été mis en œuvre dans une économie secouée par la plus grave crise financière survenue en trois générations. Dans quelle mesure peut-on attribuer au plan de relance ce qui s’est passé de 2009 à 2011 ? Personne ne le sait vraiment.



Mais le virage de la rigueur après 2010 a été si serré, notamment dans les pays européens endettés, que la prudence habituelle n’est plus de mise. La Grèce a instauré des hausses d’impôt et une réduction des dépenses équivalant à 15 % du PIB ; l’Irlande et le Portugal lui ont emboîté le pas pour un montant équivalant à 6 % de leur PIB ; ces mesures ont ensuite été intensifiées année après année.



Les résultats ont été désastreux. L’économie des pays contraints à cette rigueur a dégringolé, de manière plus ou moins proportionnelle au niveau d’austérité.



On a bien entendu tenté, notamment au sein de la Commission européenne, de minimiser ces résultats. Mais le FMI, après avoir soigneusement examiné les données, non seulement a conclu que l’austérité avait eu des effets économiques négatifs majeurs, mais a fait son mea culpa, reconnaissant avoir sous-estimé ces effets.



Ainsi, trois ans après le tournant de la rigueur, les espoirs comme les craintes des austériens paraissent avoir été mal inspirés. L’austérité n’a pas restauré la confiance ; les déficits n’ont pas provoqué de crise. Pourtant, la rigueur n’était-elle pas fondée sur des recherches économiques sérieuses ? Il s’est avéré que non : les travaux cités par les austériens comportaient de sérieuses failles.



La première idée qui s’est effondrée a été celle de la rigueur expansionniste. Avant même que les politiques d’austérité européennes n’aient montré leurs effets, l’article d’Alesina-Ardagna ne résistait plus à l’examen. Des chercheurs du Roosevelt Institute ont relevé qu’aucun des exemples d’austérité conduisant à une expansion de l’économie qu’invoque l’article ne s’inscrit dans un contexte d’effondrement économique ; des chercheurs du FMI ont constaté que l’évaluation par Alesina-Ardagna des politiques budgétaires n’avait qu’un lointain rapport avec les changements réels de politique. “Dès la mi-2011, écrit Mark Blyth, le soutien empirique et théorique à l’austérité expansionniste a commencé à se désagréger.” Petit à petit, sans tambour ni trompette, l’idée que la rigueur pouvait booster l’économie a disparu de la scène publique.



Reinhart et Rogoff ont tenu plus longtemps, même si leur travail avait dès le début suscité de sérieuses questions. Dès juillet 2010, Josh Bivens et John Irons, de l’Economic Policy Institute, avaient identifié à la fois une erreur manifeste – une mauvaise interprétation des statistiques américaines portant sur la période de l’immédiat après-guerre – et un grave problème conceptuel. Reinhart et Rogoff n’apportaient pas la preuve qu’une dette élevée entraînait une croissance faible plutôt que l’inverse, et d’autres éléments indiquaient que cette dernière hypothèse était la plus probable. Mais ces critiques n’avaient guère eu d’impact.



C’est pourquoi, en avril dernier, la révélation des erreurs commises par Reinhart et Rogoff a provoqué un choc. Malgré l’importance qu’avaient prise leurs travaux, ils n’avaient encore jamais rendu publiques leurs données. Ils ont fini par transmettre leurs feuilles de calcul à Thomas Herndon, un étudiant de troisième cycle de l’université du Massachusetts à Amherst, qui les a trouvées très bizarres. Il a décelé une erreur dans des formules de calcul Excel, qui n’avait toutefois qu’une influence minime sur les conclusions. Mais, surtout, le corpus de données n’intégrait pas plusieurs pays alliés – Canada, Nouvelle-Zélande et Australie – qui avaient émergé de la Seconde Guerre mondiale avec un endettement élevé tout en affichant une solide croissance. Enfin, les chercheurs avaient utilisé un critère d’évaluation pour le moins étrange, puisque chaque “épisode” d’endettement élevé, qu’il soit survenu pendant une seule année de stagnation ou au cours d’une période de dix-sept années de croissance vigoureuse, comptait autant.



Ainsi le “seuil” des 90 % s’évanouissait, et les histoires effrayantes qu’on nous racontait pour vendre l’austérité perdaient toute crédibilité.



Sans surprise, Reinhart et Rogoff ont tenté de défendre leurs travaux ; leurs réponses ont été au mieux faibles, au pire évasives. En réalité, les effets apparents sur la croissance d’une dette passant de… disons 85 % à 95 % du PIB sont minimes et ne justifient en rien cette panique qui a si fortement influencé les politiques économiques récentes.



La théorie de la rigueur se trouve donc dans une bien mauvaise passe. Ses prévisions se sont révélées fausses ; les travaux académiques qui la fondaient se sont couvert de ridicule. Mais, comme je l’ai souligné, rien de tout cela (à l’exception de l’erreur dans les feuilles de calcul Excel) n’aurait dû surprendre : les principes fondamentaux de la macroéconomie auraient dû inciter chacun d’entre nous à s’attendre à ce qui est arrivé.



Mais alors pourquoi cette théorie a-t-elle exercé une telle emprise sur l’élite ? Tout le monde aime les histoires édifiantes. “Car le salaire du péché, c’est la mort” est un message bien plus satisfaisant que “parfois ça merde”. Nous désirons tous que les événements aient une signification. Appliqué à la macroéconomie, ce désir de dégager un sens moral nous prédispose à croire aux récits qui attribuent la douleur d’une crise aux excès du boom qui l’a précédé – et nous conduit peut-être à penser que la douleur est nécessaire, qu’elle fait partie d’un inévitable processus de nettoyage. Quand, pendant la crise de 1929, [le secrétaire d’Etat au Trésor] Andrew Mellon a conseillé à Herbert Hoover de laisser la dépression suivre son cours afin de “purger la pourriture” du système, beaucoup de gens étaient moralement d’accord avec lui.



Dans The Alchemists, Neil Irwin analyse les motivations de Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, quand il recommandait la mise en œuvre de sévères politiques d’austérité. “Trichet partageait un point de vue, particulièrement répandu en Allemagne, qui était enraciné dans une sorte de moralisme. La Grèce avait trop dépensé et s’était trop endettée. Elle devait réduire ses dépenses et résorber ses déficits. Si elle montrait suffisamment de courage et de détermination politique, les marchés la récompenseraient en réduisant le coût de ses emprunts. Il avait une foi inébranlable dans le pouvoir de la confiance.”



Alors l’impulsion austérienne ne serait-elle qu’une affaire de psychologie ? Non, elle comporte aussi une bonne part d’intérêt bien compris. Comme l’ont souligné de nombreux observateurs, l’abandon des plans de relance peut être interprété, en quelque sorte, comme la volonté de donner priorité aux créanciers sur les travailleurs. L’inflation et la faiblesse des taux d’intérêt sont mauvaises pour les créanciers, même si elles favorisent la création d’emplois ; réduire les déficits publics dans un contexte de chômage de masse peut aggraver la récession, mais cela accroît les chances des détenteurs d’obligations d’être entièrement remboursés. Je ne pense pas que quelqu’un comme Jean-Claude Trichet ait consciemment et cyniquement servi des intérêts de classe aux dépens du bien-être général. Mais son sens de la moralité économique correspondait parfaitement aux priorités des créanciers, et cela tombait bien



Notons également que, si depuis la crise financière la politique économique est un lamentable échec, elle n’a pas été si mauvaise que ça pour les riches. Le chômage de longue durée se maintient à un niveau jamais vu, mais les bénéfices des entreprises se sont redressés ; le revenu médian végète, mais les indices boursiers des deux côtés de l’Atlantique ont retrouvé leur niveau maximal d’avant la crise. Il serait peut-être excessif de dire que les 1 % les plus riches profitent de la dépression, mais il est clair qu’ils n’en souffrent guère, et cela a probablement quelque chose à voir avec la volonté des décideurs politiques de persister dans la voie de l’austérité.



C’est une histoire terrible, notamment en raison des immenses souffrances qu’ont entraînées ces erreurs politiques. Mais c’est aussi une histoire profondément inquiétante pour ceux qui aiment à penser que la connaissance peut améliorer le monde. Les décideurs et les leaders d’opinion se sont servis de l’analyse économique comme un poivrot se sert d’un lampadaire : pour s’appuyer, pas pour être éclairé. Les économistes qui ont dit à l’élite ce qu’elle voulait entendre ont été célébrés, malgré les nombreuses preuves de leurs erreurs ; et, bien qu’ils aient souvent eu raison, les économistes critiques ont été ignorés. La débâcle de Reinhart-Rogoff a fait naître parmi ces derniers l’espoir que la logique et l’évidence commencent enfin à compter. Mais il est trop tôt pour dire si, à la suite de ces révélations, la théorie de l’austérité va vraiment relâcher son emprise sur la politique économique.

 





—Paul Krugman





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